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ANALYSE DES OEUVRES

​Henri Dauman ou la photographie d’une communauté imaginaire

Texte de François Cheval

Ancien Conservateur général du Musée Nicéphore Niepce de Chalon sur Saône, commissaire de l’exposition de Manhattan Darkroom, Fondateur de Red Eyes.

« La mort d’un rêve n’est pas moins amère que la mort »
Truman Capote

 

​NEW YORK,

CAPITALE IMAGINAIRE

 

Pour celui qui n’attendait plus rien de Paris, New York a offert un refuge réel et idéal. Cette ville, cette épreuve, capitale d’un monde dévasté, ne pouvait satisfaire l’ambition du jeune homme sauvé de l’holocauste. Le rêve américain d’Henri Dauman, la possibilité de l’œuvre photographique, a pris forme dans la métropole de l’Hudson. Le visage de la ville et la voie empruntée par la destinée se sont rejointes. Ce pays, il l’a admiré avant de l’observer. L’homme ne s’est guère attardé dans d’autres contrées et paysages. Si la commande l’a parfois entraîné loin de sa ville, il a toujours pensé qu’il n’y a d’autres règles du jeu que là, au bord de l’East River.

 

New York, capitale imaginaire d’un monde toujours nouveau, est une figure métonymique de la modernité. On n’en voit pas les travers, juste des écarts présentés comme des ajournements de l’histoire. Les futurs non seulement ne semblent pas possibles, mais ils sont inscrits dans chaque figure, au coin de chaque rue et de chaque scène saisies par l’objectif. Le simulacre new-yorkais, car c’en est un, repose tout entier sur l’utopie sociale propre au modèle américain. Il fusionne les rôles et la topographie, objets de résolution et d’abnégation individuelle qu’il constitue en exemple.

Henri Dauman, en authentique new-yorkais, - il en a pris les habitudes et les caractéristiques -, fait de chaque reportage un élément de la mythologie particulière attachée à Ellis Island, à Brooklyn et Manhattan…


La ville a une apparence. Sa présence géométrique convient à la volonté du photographe de ne faire qu’un avec cet espace tangible, exubérant et facilement explorable. Il l’a parcouru de long en large. La cité est à l’image de son  architecture, un hommage à la modernité. Tant qu’existera cette ville, l’ère des créateurs ne sera jamais révolue. Les artistes ici n’ont aucune dette envers le passé. Enfin affranchis de toute référence historique, ils se renouvellent dans le refus de la tradition européenne. Ils n’acceptent aucune règle préétablie, juste accompagnés par une morale difficilement compréhensible ou par quelque vague croyance en une configuration où tout est possible.
New York se plonge avec délectation dans cette quête paradoxale. Dans les années 1960 et 1970, avide de nouveaux stéréotypes, l’artiste y occupe une position prépondérante. La pensée contestataire, cette contradiction apparente qui frappe le visiteur étranger, s’avère un marqueur identitaire de la ville. Après avoir accueillie les artistes européens fuyant le nazisme, elle se lance décomplexée dans la recherche de nouvelles figures du moderne. Mais dorénavant, ces dernières seront issues de son propre sein. Le supplément culturel du New York Times abonde de futures gloires et pourtant, combien sont-ils les sans-talents un peu doués qui n’ont rien obtenu !


Peu importe l’éclat de ses personnages et l’estime qu’on leur doit. Il suffit sans doute qu’ils puissent exister. La galerie de portraits new-yorkaise tient dans cette lutte au quotidien. Expérimentateurs, concepteurs, bricoleurs pour la plupart, ils n’obtiennent leur viatique photographique que de la rivalité directe avec les éléments.

Cette illusion du rêve américain, le propos unique d’Henri Dauman, a des contours parfaitement dessinés. Le rôle dévolu au photographe est de raccorder le spectateur à une réalité créée de toutes pièces. Univers de perceptions, New York doit cependant échapper aux clichés. Confirmation « objective » de l’utopie, l’image place le spectateur dans une vérité dont il ne peut qu’accepter les définitions. La photographie accrédite la vision d’une société sans aspérités se présentant en suites d’images organisées et incontestables. Elle cautionne ce que le lecteur ne peut considérer comme une fiction, mais un analogue précis et indiscutable de faits et de gestes. Le seul dogme de cette presse conquérante réside en une croyance obstinée dans la nature objective des faits. En 1949, plus de vingt millions de personnes, avec un tirage avoisinant les cinq millions d’exemplaires, se retrouvent dans la lecture de Life ! Une conception de l’Amérique et du monde qui sera distribuée à huit millions et demi d’exemplaires en 1968, avouant l’ambition américaine à l’universalité de son système.

Looking Up - Henri Dauman - The Manhattan Darkroom
Youth Unemployment - Henri Dauman - The Manhattan Darkroom
Roof Top party - Henri Dauman - The Manhattan Darkroom
Savage Nomads gang - Henri Dauman - The Manhattan Darkroom
Ladie on Sofa - Henri Dauman - The Manhattan Darkroom

UNE CLASSE

MOYENNE "COLORÉE"

Et pourtant le mythe investit et sublime l’œuvre du photographe. Ses photoreportages dans Life ou ses contributions au New York Times restent fidèles à la pensée de Jefferson ! L’harmonie de la société est la conséquence du pragmatisme de ses entrepreneurs, de ses cadres et de ses « cols bleus ».  Ce souci de l'efficacité en tous lieux et à chaque instant est une conviction, un « habitus » dira-t-on, jamais remis en question. L'expérience et le travail sont des éléments essentiels à la vérité et au bon fonctionnement de la démocratie. Cette photographie sent bon l’optimisme. Un optimisme ancré dans la certitude de la destinée d’un peuple voué au bonheur. Les photographies d’Henri Dauman présentent des groupes ethniques autrefois rejetés désormais invités à rejoindre la communauté des consommateurs. Noirs et hispaniques doivent participer à l’extension du domaine de la marchandise. Le combat pour les droits civiques, une nécessité « humaniste », n’a d’autre fonction que d’élargir la base de la consommation intérieure. Elle participe de la constitution d’une classe moyenne « colorée », attachée à la démocratie américaine, à ses avantages matériels et à ses valeurs culturelles. 

Le rôle de la photographie de presse consiste à signaler les obstacles rencontrés au cours de la quête du progrès inscrit dans l’histoire. La ségrégation raciale, les disparités économiques, les revendications de toutes sortes apparaissent alors dans un récit apologétique, comme un tout, fait de « victoires » successives et régulières contre ces « accidents » ou ces « anachronismes ». New York et sa presse n’ont qu’un problème, c’est le reste des Etats-Unis ! Wallace a vraiment de mauvaises manières et Dick Daley est un provocateur de mauvais goût ! Quant à ses intellectuels, il faut en choisir d’acceptables. Dans les années 1960, le New York Times a un faible pour Einstein quand il harcèle Bertrand Russel...

Mais ce procédé a ses limites. Ce que les années 1950 avaient laissé croire a échoué. Et toutes les photographies couleur ne peuvent endiguer le flot protestataire des années 1960. Le lien étroit que l’on voulait voir entre consommation généralisée, Entertainment et démocratie, support de relations apaisées entre communautés, ne fonctionne plus. La guerre du Vietnam et la conscription des enfants de la petite bourgeoisie blanche mettent à mal la « République des consommateurs ». Le féminisme naissant conteste le rôle attendu des femmes par les firmes. Certes, la marchandise règne sans partage sur l’ensemble du continent nord-américain, mais ce «nationalisme matériel » entre en crise : tout comme la sujétion à l’acquisition, cette téléologie est héritée du protestantisme.

La presse américaine sait tenir le malaise à distance. Sa marque de fabrique est même d’accommoder le lecteur à un réel sous contrôle et tout compte fait acceptable. Dans une forme originale, Life se dirige vers des tournures concises et lisses associant intimement le texte et l’image. On considère désormais que le lecteur n’est plus en recherche de savoir. En pleine « guerre froide », déstabilisé par la crise des valeurs traditionnelles, on l’imagine en besoin de sécurité, souhaitant manifester son appartenance à la communauté. 

Ancre 2

LE MAGAZINE CELEBRE PLUS QU’IL N’INFORME

Les éditoriaux, les textes et les légendes trament de numéro en numéro un discours d’autorité, des repères que la couleur agrémente. En ce sens, le photojournaliste n’est pas le spectateur qu’il dit être. Il participe de la mise en scène d’un monde préoccupé uniquement de sa préservation et de sa représentation spectaculaire. Tout journaliste est un dramaturge. C’est pour cela que l’écriture photographique est au plus près des techniques théâtrales et cinématographiques. New York, la ville d’Henri Dauman, se déploie en récits organisés, en  plans séquences, en découpages. Quartiers par quartiers, classes sociales par classes sociales, étages par étages, on assiste à des épisodes soigneusement écrits.

L’objectif conscient des rédactions est constant. La représentation de New York est un projet. Loin du rêve de conquête, se moquant des grands espaces, la campagne est ennuyeuse, et ne pensant que pour elle-même, la métropole n’est hantée par rien. Elle se moque de la mémoire. Les documents de Jacob Riis sur le travail des enfants, les reportages accablants de Wayne Miller dans le Bronx, la description des quartiers chauds de Harlem de Gordon Parks se suivent, s’enchaînent et procurent l’illusion de la recherche de la vérité. La photographie, ce chevalier blanc, ne craint d’en découdre contre les injustes « lois naturelles » ! La séquence des arrière-cours est une nécessité morale. Le document critique est réservé sous une forme élitiste au New York Review of Books ou au New Yorker. Le modèle offert par les reportages propose une grille de lecture finalement lénifiante pour éclaircir des événements contrariants et d’apparence illogique. Life n’était pas éloigné de Fortune.

Cependant, on irait vite en besogne en considérant la ligne éditoriale de Life, un magazine, identique à celle du New York Times, un quotidien. L’édition dominicale de ce dernier, très fournie en rubriques diverses, destinée à un public à fort capital culturel, jouit d’une réputation sans égal. La lecture de ce journal est un moment choisi de la culture new-yorkaise. Il est un objet d’appartenance à la classe supérieure. En ce sens, les portraits et les situations décrites par Henri Dauman, petit théâtre de vanités et d’illusions, concourent à différencier les groupes sociaux.

Il y a cependant dans les médias papiers des années 1960 et 1970 une continuité dans le spectacle toujours renouvelé de l’énergie créatrice de la ville. La réalité médiatisée est gagnée par la fiction du vrai. Dans ce scénario, chacun peut et doit trouver la possibilité de s’inscrire dans un panthéon créatif, un cadastre de l’innovation. Quel qu’il soit, le lieu new-yorkais est généreux. Il est ce chantier incessant dont la seule crainte est le vide. Dans ce pays qui connaît si bien la philosophie allemande, la contradiction est au centre de toute explication. Du conflit surgissent les choses et les objets. Il n’y aurait rien de plus funeste que la tradition.

 

Mais si l’imaginaire new-yorkais aime tant la fustiger, c’est pour mieux la soutenir. Les valeurs ne sont assurées que dans la protection des principes respectables que le leurre de la modernité soutient. En fait, il y a peu d’appétit pour le changement. La réalité new-yorkaise est une projection imaginaire s’exhibant comme un mensonge debordien sur les pages du magazine ou du supplément dominical. Quand de nouveaux médias ont su mieux encore que la presse relayer cette vision, elle n’a plus confié à la photographie devenue désuète le statut hégémonique de représentation. 

François Cheval

Analyse publiée dans le livre

The Manhattan Darkroom

Central Park - Henri Dauman - The Manhattan Darkroom
Protest United Nation Castro - Henri Dauman - The Manhattan Darkroom
Roof Top Living - Henri Dauman - The Manhattan Darkroom
Ancre 3
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